mercredi 30 mars 2016

Les tientos de Thomas Köner



Les tientos de Thomas Köner

En s’exerçant au tiento, forme de composition de l’âge baroque espagnol, l’artiste des ambiances polaires Thomas Köner renouvelle sa musique autant qu’il révèle l’éternité des espaces sonores qui logent entre les accords.

  

À l’aube des années 90, Thomas Köner et Mick Harris (celui-ci sous le nom de Lull) ont amorcé dans la musique ambiante une révolution qui ne pouvait être que silencieuse. Ils avaient tous deux fait le pas de côté, en domiciliant leur musique dans l’invivable, Lull au plus bas des abysses océaniques, Köner sur les plateaux des extrémités arctiques. Devenus emblèmes quelques années plus tard de ce courant profond que l’on a qualifié d’isolationniste, ils ont marqué le début d’un exode intérieur que d’autres ont entrepris à leur suite.
Pour la forme, leur tissage, leur pulsation suspendue, leurs évanouissements n’avaient que de rares précurseurs. Zoviet*France et Robert Rich ont joué les éclaireurs. Mais ce peu de lumière, c’est plus encore à Brian Eno que l’on doit de l’avoir allumé.

En 1975, Eno publie Discreet Music, une pièce audacieuse dans laquelle il s’est, pour autant que cela fût possible, mis à l’écart de la composition, en laissant jouer deux séquences mélodiques qu’il a préparées, de longueurs inégales, limitant son intervention à ensuite en modifier le timbre de proche en proche. Naît alors cette impression de fredonnement infini qui aujourd’hui encore bourdonne, de la manière la plus remarquable dans l’œuvre de William Basinski, et encore dans cette autre, en passe de devenir aussi séminale que celle d’Eno : la zone liminale de Thomas Köner, où le fredonnement infini se revitalise continuellement, abolissant les frontières.
Temps, lumière, mouvement, température, souvenir, tous tropismes suspendus dans le territoire arctique de Thomas Köner. Les longues nappes de souffles propulsées par les éclosions d’infrabasse statique se couvrent d’un givre tombé directement des aurores boréales, une délicate alchimie amalgamant lumière et froid en une mélancolie primordiale – qui se fredonne à l’infini.

Thomas Köner nourrit sa musique de sons de gongs, de violoncelles… qu’il transforme à l’athanor des live electronics. Ses images, il les fait naître dans le même creuset d’un fourneau qui cuit à froid : inlandsis et toundra, banquise et permafrost. Parfois, ce sont d’autres images qu’on lui demande d’accompagner ; combien de films muets a-t-il ainsi revitalisés… D’autre fois encore c’est le son, la musique qu’on lui propose d’explorer. Il lui faut alors les faire migrer vers le cercle polaire. À Francfort, on lui a ainsi demandé d’interpréter le Tiento del primer tono d’Antonio Cabezon, musicien espagnol du XVIe siècle. La musique baroque a connu de nombreuses variations, depuis les formes les plus dénudées, jusqu’aux grandiloquences qui ont ouvert l’âge classique. Particularité espagnole de la musique baroque, le tiento (on y « tâte » le clavier) est bien plus une fugue qu’une toccata. Mais le tiento de Thomas Köner est tout sauf fugué, plutôt alenti jusqu’à des proportions kelviniennes.
Car Thomas Köner, happé par cette forme de contrepoint apparue il y a un demi-millénaire, s’est décidé à en composer trois et à les publier en album. Pour qui connaît les compositions de Thomas Köner – déploiement de la vague de lumière solidifiée et effondrement tonal du bourdon d’harmoniques – ces Tientos pourraient étonner… Voire.

Le tiento est un exercice de contrepoint, en d’autres termes de superposition de mélodies. Contrepoint de Köner soit ses différents niveaux de mélodies : 1 celle(s) suggérée(s) par la traîne d’harmoniques laissée après la note, 2 celle qu’une autre note fait naître à son tour, 3 le fredonnement fantôme qui prend forme en écho dans le cerveau de l’auditeur, 4 la nostalgie puissante qui grossit à mesure de l’écoute. Mélodie du retour, du « jadis », blocage du déroulement. Expansion de  la nostalgie dans la sphère que dessine cette musique affranchie de la chronologie.

Le premier de ses tientos, Tiento de las Nieves (Tiento des neiges), s’affirme dès le titre comme l’interprétation la plus personnelle du genre. La neige, élément naturel de Thomas Köner, artiste de la disparition, alentit le rythme au point d’abandonner de longs silences entre chaque apparition de la touche du clavier, silences où l’harmonique se déverse insensiblement jusqu’à l’absorption, vie suspendue dont la vibration suivante force l’admiration : à la plus extrême des paralysies par le gel, la vie continue de sourdre. Chaque nouvel accord est comme le germe d’une pièce, il déplace en quelques secondes ses équilibres d’éclairage, des harmoniques auxquels un air glacé, sec permet de circuler sans perte. Leur atténuation menace d’anéantissement dans le vide, enchâssant l’infini entre diastole et systole. Parfois, tel le ruban blanc du nuage attardé dans le ciel au bleu insoutenable, cette nappe, ce faisceau brumeux chargé de toute la mélancolie könerienne du froid, franchit l’abîme qui sépare deux apparitions de touche, étire leur lumière, les amplifie de souffle, de même qu’on tente de ranimer celui dont la vie s’échappe.
À cette extrémité, seules se distinguent – par quel miracle – les parois du tunnel de blancheur, drapé immaculé de la neige, réverbération suspendue de la lumière boréale.

Le second tiento est alors tout entier dédié à cette lumière : Tiento de la Luz en prend possession comme le précédent de la neige, pour en faire le lieu de déploiement de l’œuvre. Neige, lumière, comme concepts, absolus, ou plutôt topos. Comment la topographie musicale rend-elle compte de la lumière ? Alors que Tiento de las Nieves est un travail pour le seul musicien manipulant l’électronique, Tiento de la Luz augmente l’exercice en incluant deux partitions de piano, de légères percussions et une viole de gambe. Mais ceci est pour Thomas Köner sans réelle influence sur la composition dont les principaux objectifs sont, rappelle-t-il dans le livret du CD, l’évocation du lieu, et peut-être plus encore le timbre (les qualités inhérentes à une œuvre musicale indépendamment de sa tonalité, de son rythme, de son volume) – le terme anglais tone colour est sans doute mieux choisi car il évoquera tant la musique que l’image qu’elle génère, image cardinale dans l’œuvre de Thomas Köner qui est aussi bien vidéaste que musicien.
À ce point et avec un peu de hardiesse, on peut avancer qu’il n’existerait que peu de différences entre ses disques, ses installations sonores, ses vidéos ; que la musique fasse naître l’image, qu’elle l’accompagne ou qu’elle se place à son service, c’est toujours la relation ou, mieux dit, la combinaison, son / image, qui constitue le but, le cœur de la recherche de Köner.
Ce Tiento de la Luz s’illumine comme il le doit, miroite comme la neige le fait sous le froid soleil alors que les glaciers d’arrière-plan continuent de vrombir. Les phrases musicales sont moins espacées, les accords se rejoignent en certaines poches, reliant leurs harmoniques comme ponts de glace. La mélodie se dessine dans cet enjambement, la mélancolie se fait plus dramatique, le fredonnement plus ample. L’espace de déploiement élégiaque de cette musique polaire poussée à l’expansion figurative par l’illumination des glaces, sinon par leur ébauche de fusion, appelle le souvenir des éveils de Paul Schütze, et même du Black Earth de Bohren & der Club of Gore.
Les écailles de lumière, touches de piano réverbérées dans l’instant qui suit l’effondrement tonal du vent boréal, dansent sur les parois des séracs, distordent le temps, dans les formes et les déroulements. À défaut de ce temps écarté – idéalement – par la composition, c’est l’espace que génère la musique. Son étirement façonne mille poches entre les événements sonores dont la géologie révèle les harmoniques en phase d’effacement autant que la construction des sensations de l’auditeur. Alors, la musique s’idéalise dans l’espace. La disparition profite, sous forme de réminiscences, à une plus libre expansion de la musique : au souvenir, à son fantôme – l’accord qui vient de surgir puis de s’effondrer –, s’apparie l’émotion en germe dans l’auditeur, sa propre génération de son, son fredon.
C’est sans doute ce qui permet à Thomas Köner vers la fin du livret de Tiento de la Luz – et je pense le connaître assez pour assurer que ce n’est pas par goût de la polémique – d’avancer que LA MUSIQUE N’EXISTE PAS.[1]


On se rappelle qu’en réinterprétant le Canon en ré majeur (Canon in D Major), sur quatre pièces constituant la seconde partie de Discreet Music, Brian Eno s’était lui aussi abouché à la musique d’orgue baroque, qu’il l’avait alors régénérée par le romantisme, « inspiré par l’interprétation effrontément romantique [de ces variations par l’orchestre de J.-F. Paillard] » (notes du livret de Discreet Music). Le sentiment romantique, je veux dire celui qu’exprima le premier romantisme allemand, formule la « nostalgie de l’unité », autant qu’il appelle à l’unification des arts.
La musique de Tiento de la Luz est profondément romantique. Elle nous parle du timbre – tone colour, qui est à une composition ce que le style est à l’auteur – c’est là le secret de cette absence qui monopolise l’œuvre de Thomas Köner (« Tout mon travail tourne autour de la disparition »). Une absence comme la révélation, ajouterai-je, de ce qui prend gîte dans la résonance.

Thomas Köner prépare un troisième et dernier tiento, Tiento de la Oscuridad (Tiento de l’obscurité). Je ne sais pas encore ce que sera cette nuit succédant à la lumière, mais je me souviens que les tableaux nocturnes de Caspar David Friedrich sont toujours baignés de clarté lunaire.

Denis Boyer

Tiento de las Nieves (CD / LP) – Denovali – 2014
Tiento de la Luz (CD / LP) – Denovali – 2016





[1] J’ai devant moi une reproduction de La Tiare d’argent, tableau de Fernand Khnopff. La clarté du visage ne s’y exprime que par la disparition progressive de ses contours ombrés. C’est l’absence – de lumière – qui dessine la figure.

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